Les prémices de la vigne avant l’arrivée des Romains

Bien avant la conquête romaine, la vallée du Rhône a vu passer différentes civilisations, des Celtes aux Grecs. Si la vigne sauvage (Vitis vinifera silvestris) poussait naturellement dans la région, sa culture restait très limitée et localisée. Les Grecs de Massalia (Marseille actuelle) auraient introduit au VIe siècle av. J.-C. les premières formes de viticulture organisée, mais leur influence ne dépassait guère le sud provençal (source : J. Jacquet, « Le vin dans l’Antiquité », CNRS Éditions). C’est véritablement l’arrivée des Romains à partir du IIe siècle av. J.-C. qui va transformer profondément les paysages et les pratiques viticoles de la vallée du Rhône.

L’essor de la viticulture rhodanienne sous l’Empire romain

L’introduction systématique de la vitis vinifera et des pratiques culturales

Dès la fondation de la colonie de Viennum (Vienne) vers 47 av. J.-C., les Romains entreprennent de structurer l’agriculture locale en accordant une place essentielle à la vigne. À cette époque, la vitis vinifera cultivée est introduite massivement, accompagnée de savoir-faire codifiés. Les traités d’agronomie de Caton, Columelle ou Pline l’Ancien témoignent des méthodes importées :

  • Le palissage des ceps sur échalas pour favoriser l’aération et limiter les maladies
  • Le choix raisonné des terrains, privilégiant les coteaux bien exposés (toujours d’une efficacité redoutable aujourd’hui...)
  • La taille manuelle pour favoriser la qualité des raisins plutôt que la quantité
  • L’organisation des parcelles selon le cadastre romain (« centuriation »), donnant naissance à un paysage de vigne bien ordonné

L’archéologie atteste de la présence de grandes villae viticoles dans la vallée, particulièrement autour de Vienne, Orange et Arles, véritables domaines dont certains dépassaient les 100 hectares (INRAP, fouilles du site de Molard, 2017).

Le développement des infrastructures et du commerce

L’un des apports majeurs des Romains fut la connectivité du vignoble via des axes structurants. Dès le Ier siècle, la Via Agrippa, réseau de routes stratégiques, relie Lyon (Lugdunum) à Arles, en passant par Vienne et Valence. Cette artère favorisa le transport du vin, mais aussi l’implantation de nouveaux vignobles, les villes étant souvent entourées de terroirs voués à la vigne.

Les vins rhodaniens, stockés dans des amphores typiques de la « Gauloise 4 », envahissent le marché romain, jusqu’à Rome et la Bretagne romaine. Des fouilles menées à Ostie, port de Rome, démontrent la présence d’amphores de la vallée du Rhône dès le Ier siècle ap. J.-C. (Patrick Brunet, « Les amphores gauloises »).

Cépages, techniques et styles : l’empreinte viticole romaine

Quels cépages dans la vallée du Rhône antique ?

Les textes anciens sont peu prolixes sur les variétés. Toutefois, on sait que les Romains étaient avides d’expérimentations. Pline signale la « vitis allobrogica » autour de Vienne, cépage qui, selon plusieurs ampélographes modernes, serait un ancêtre possible de la syrah (Jean-Pierre Amigues, 2004). Ce cépage, résistant au froid, apparaît taillé pour la vallée du Rhône septentrionale.

  • Vitis allobrogica : citée par Pline et Columelle, appréciée pour sa rusticité
  • Vignes importées d’Italie et d’Espagne : l’archéologie a retrouvé des pépins proches du lambrusque et du bobal dans le sud rhodanien
  • Hybridations naturelles : grâce au brassage des populations, certains cépages locaux naissent d’un croisement entre variétés romaines et autochtones

Techniques de vinification et conservation

Les Romains perfectionnent le travail du vin, notamment :

  • Fermentation dans de grandes cuves en bois ou en terre cuite (dolium)
  • Conservation dans des amphores scellées à la poix ou à la résine de pin, ce qui donnait parfois des goûts particuliers (« vin de poix » décrit dans la littérature antique)
  • Pratiques de mutage précoce (ajout de miel ou de résine pour enrichir ou stabiliser le vin)

Les fouilles des quais de Vienne et de Saint-Romain-en-Gal ont livré des restes d’installations vinaires, presses à vis, bassins de foulage et milliers de fragments d’amphores.

Organisation sociale et diffusion de la culture du vin

Le vin, symbole de la romanisation du territoire

Le vin fut un vecteur d’intégration de la culture romaine : offrandes religieuses, banquets, salaires des légionnaires, il symbolisait la romanité et le confort civique. Dans la vallée du Rhône, la diffusion des tavernes urbaines et des marchés du vin (tabernae) soutint une consommation de masse, touchant toutes les strates de la nouvelle société gallo-romaine (source : Béatrice Cauuet, CNRS).

  • Initiation au vin dès l’adolescence lors de fêtes locales
  • Intégration dans le rituel funéraire (offrandes dans les tombes, vases vinaires retrouvés dans les nécropoles de Valence)
  • Émulation des grandes familles gallo-romaines, fières de leurs domaines et de la qualité de leur vin

Structuration politique et fiscale

Dès le Ier siècle, la vigne devient un enjeu fiscal et stratégique : l’« impôt sur la production de vin » (« vectigal vinarium ») rapporte gros à l’empire. C’est également une arme politique : l’empereur Domitien interdit même, en 92 ap. J.-C., la plantation de nouvelles vignes en Gaule pour protéger les producteurs italiens. Même si l’édit est peu appliqué, il révèle l’étendue du vignoble gaulois et son dynamisme, notamment dans le couloir rhodanien (Pliny, Natural History, XIV, 55).

Géographie et traces archéologiques : un héritage tangible

Modélisation du paysage viticole

De nombreuses parcelles de la vallée du Rhône moderne reprennent la découpe cadastrale de l’époque : orientation des rangs nord-sud pour maximiser l’ensoleillement, plans réguliers, aménagements des pentes ardues (terrasses d’Annonay, traces de murs à Cornas). Ces structures, conservées sur certains sites, sont aujourd’hui étudiées par l’archéo-géographie (Laure Salvat, « Les paysages viticoles antiques », Université Lyon II).

Vestiges matériels : villae, amphores et pressoirs

  • Villae viticoles : une trentaine de grands domaines mis au jour entre Vienne, Tain-l’Hermitage et Nîmes
  • Amphores gauloises : la « Gauloise 4 » représente 60 % des amphores retrouvées à Lyon et à Vienne pour la période romaine
  • Outillage : presses à vis, dolia enterrés, bassins de décantation toujours visibles à Saint-Romain-en-Gal

La complexité des installations révèle un art de gérer à grande échelle volume et qualité, orienté aussi bien vers la consommation locale qu’exportatrice.

La longue postérité de la viticulture romaine en Vallée du Rhône

L’influence romaine, loin de s’éteindre avec le déclin de l’Empire, sert de socle au développement viticole médiéval. Les monastères, héritiers directs de l’organisation romaine, reprennent une partie des modèles de sélection des terroirs, de taille des ceps et de réseaux commerciaux. Le vocabulaire latin (viticulteur, pressoir, amphore) nourrit encore aujourd’hui la langue des vignerons.

  • Les grands crus actuels (Côte-Rôtie, Hermitage, Châteauneuf-du-Pape) sont nés dans des terroirs jadis arpentés et valorisés par les Romains
  • Le schéma d’exportation et de consommation communautaire du vin structure le commerce encore aujourd’hui
  • Les innovations du passé inspirent la recherche ampélographique contemporaine, qui retrouve la trace génétique d’anciennes variétés

Perspectives : quand la mémoire antique éclaire le présent

Explorer le rôle qu’ont joué les Romains dans le développement du vignoble rhodanien, c’est comprendre que la Vallée du Rhône n’est pas seulement un paysage de terroirs, mais un palimpseste culturel où chaque rang de vigne raconte une histoire millénaire. La maîtrise du terrain, la science de la vinification et l’audace commerciale des Romains constituent la matrice d’une tradition toujours vivante. Aujourd’hui encore, cueillir une grappe sur les coteaux de Condrieu ou de Cairanne, c’est marcher sur les pas d’ingénieurs, de négociants et de vignerons visionnaires venus de Rome.

Pour approfondir ce sujet, on consultera avec intérêt : « Le vin et la vigne dans la Gaule romaine » (CNRS Éditions), les rapports de l’INRAP sur la vallée du Rhône, ainsi que les publications de la Revue Archéologique de Narbonnaise.

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