La vigne en Europe occidentale : contexte originel

La culture de la vigne aurait débuté dans le bassin méditerranéen oriental il y a plus de 8 000 ans, bien avant que les premiers pieds ne touchent les terres de la Vallée du Rhône. Dès le néolithique, on trouve en Géorgie, en Arménie et dans les actuelles Turquie et Iran, les premières preuves de vinification humaine, attestées par des vestiges de pépins de raisin et de poteries à vin (source : Patrick E. McGovern, Uncorking the Past). La propagation de la vigne vers l’Ouest suivit les routes commerciales des navigateurs et marchands phéniciens, puis grecs et étrusques. Mais à quand remonte précisément l’apparition de la vigne – Vitis vinifera – dans la Vallée du Rhône ?

Premiers signes de la vigne rhodanienne : entre mythe et archéologie

La Vallée du Rhône, située à la croisée du monde méditerranéen et du continent européen, a été de tout temps un axe d’échanges stratégiques. Ces mouvements ont facilité l’introduction de plantes et de cultures nouvelles, dont la vigne. Cependant, la datation exacte de son implantation reste délicate.

Archéologie : des preuves tangibles à partir de l’âge du Fer

  • Les plus anciennes traces de vigne retrouvées dans la région rhodanienne remontent à -600 av. J.-C., sur le site de Lattes, près de Montpellier, où des restes de pépins de raisin cultivé ont été identifiés dans des fouilles archéologiques (source : INRAE / Millardet, L’histoire de la vigne en France).
  • Toutefois, la présence de cépages vraiment destinés à la viticulture pourrait dater du Ve ou IVe siècle av. J.-C., avec la vitalité des comptoirs grecs de Marseille (Massalia), puis de leurs satellites dans la basse vallée du Rhône.
  • À Donzère (Drôme), sur le territoire du Tricastin, des amphores massaliotes du IVe siècle av. J.-C. ont été retrouvées, témoignant du commerce du vin importé, mais aussi probablement de débuts de culture locale de la vigne.

La tradition orale : légendes et transmission

L’histoire de la vigne dans la Vallée du Rhône est aussi traversée de légendes, notamment celle selon laquelle les premiers plants auraient été apportés par les Phocéens ou, plus tard, par les Romains. Les textes anciens, d’Hérodote à Pline l’Ancien, restent vagues sur la chronologie. Pourtant, ils mettent en exergue le rôle vital du Rhône comme voie de pénétration des biens et savoir-faire liés au vin.

Les influences grecques : Marseille, porte d’entrée de la viticulture

La fondation de Marseille vers -600 av. J.-C. par les colons grecs venus de Phocée fut un événement décisif pour l’expansion de la vigne en Gaule méridionale. Ces navigateurs-philosophes ne sont pas venus les mains vides : ils ont implanté des cépages venus d’Orient, développé la taille en gobelet et l’art de la vinification, transformant la consommation locale.

  • Très vite, le vin grec s’impose dans les banquets celtes du Sud-Est, transporté via le Rhône dans des amphores, dont certaines, retrouvées à Vienne et à Lyon, attestent de l’ancienneté du commerce fluvial dès le Ve siècle av. J.-C.
  • L’adoption locale de la vigne s’est accompagnée de l’introduction de techniques agricoles, comme le palissage et la culture en terrasses sur les coteaux, aujourd’hui encore visibles dans des appellations phares (Condrieu, Côte-Rôtie).

L’empreinte romaine sur la viticulture rhodanienne

Avec la conquête romaine au IIe siècle av. J.-C., la viticulture connaissait un tournant majeur. Les Romains, grands bâtisseurs et logisticiens, n’ont pas seulement diffusé la vigne : ils en ont structuré le paysage, encouragé l’économie et la réglementation.

  • Strabon, géographe grec du Ier siècle, décrit abondamment les coteaux viticoles de Vienne (Isère) et l’exportation des vins vers Rome, qui étaient alors réputés pour leur puissance (Source : Strabon, Géographie, Livre IV).
  • Dès le Ier siècle de notre ère, Vienne, Orange, Arles et Avignon sont de véritables hubs viticoles, produisant des volumes suffisants pour l’export. Des dolia (jarres de fermentation) et des pressoirs en pierre découverts à Châteauneuf-du-Pape, Tain-l’Hermitage ou Vienne, témoignent d’une activité viticole organisée et étendue.
  • Des textes de Pline l’Ancien rapportent que le vin de Vienne était si apprécié que les romains lui attribuaient un “arôme de résine”, ce qui laisse penser à l’utilisation de techniques similaires à celles pratiquées en Méditerranée orientale (source : Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, Livre XIV).

De plus, les Romains ont laissé une empreinte indélébile dans la toponymie (Ampuis, Alba-la-Romaine…) et dans certaines pratiques, à travers la transmission de cépages ancestraux – certains des plus vieux clones de Syrah ont probablement des origines antiques, selon les travaux ampélographiques de l’INRA.

La vigne au Moyen Âge : un renouveau autour des monastères et abbayes

Après la chute de l’Empire romain, de nombreux vignobles furent abandonnés ou pillés lors des grandes invasions. La viticulture rhodanienne survit et se réorganise autour des monastères, qui deviennent de véritables centres de savoir et de transmission.

  • Au VIIIe siècle, les moines bénédictins et cisterciens réimplantent la vigne sur les coteaux du Vivarais, du Dauphiné et du Comtat Venaissin, où la viticulture bénéficie d’un soin particulier grâce à la maîtrise des techniques de taille, d’assemblage et de vinification.
  • L’essor du pèlerinage, l’influence de l’Église et le rôle crucial d’Avignon, résidence pontificale au XIVe siècle, installent définitivement le vin rhodanien dans le paysage commercial et rituel de l’Europe occidentale.

Les actes notariés et les livres de comptes ecclésiastiques témoignent d’une extension continue du vignoble, notamment à l’époque moderne, pour répondre à la demande des grandes cités et des marchés d’exportation du Nord (Flandres, Angleterre).

Évolution des cépages et des paysages viticoles

Le paysage variétal d’origine est aujourd’hui impossible à reconstituer totalement. Après deux millénaires de sélections, de greffes et de mutations, les cépages phares du Rhône (Syrah au nord, Grenache au sud, Viognier à Condrieu…) sont le fruit d’une longue histoire adaptative.

  • Syrah : Longtemps considérée comme ayant une origine syrienne, la Syrah est désormais reconnue comme autochtone de la région septentrionale du Rhône, fruit d’un croisement ancien entre deux cépages locaux (source : INRAE, “Origine génétique de la Syrah”, 1999).
  • Grenache : Arrivée depuis l’Aragon au Moyen Âge, elle s’est imposée dans le sud grâce à sa résistance à la chaleur.
  • Viognier, Marsanne, Roussanne, Clairette : Leur présence est attestée avant le XVIe siècle sur les terrasses rhodaniennes, mentionnées dans des archives comme celles de Tournon et Valence.

La topographie particulière du Rhône, faite de terrasses caillouteuses et de coteaux abrupts, a largement influencé les méthodes de conduite de la vigne. Le fameux “échalas” (piquets de bois soutenant chaque cep) reste le symbole d’une adaptation millénaire au relief du nord de la vallée.

Le patrimoine archéologique et culturel, témoin de la longue histoire de la vigne rhodanienne

  • Les vestiges de pressoirs romains (Beaumes-de-Venise, Tain-l’Hermitage) et médiévaux (ordre des Hospitaliers à Saint-Péray, chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon) sont encore visibles et témoignent de l’ancienneté du vignoble.
  • Des fouilles menées à Saint-Romain-en-Gal et à Vienne ont révélé de vastes domaines viticoles, des mosaïques représentant la vigne, le raisin et même les scènes de vendanges antiques.
  • Le musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal (Isère) est une source précieuse d’informations pour saisir toute la richesse du passé viticole rhodanien (Musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal).

Une histoire continue, entre tradition et modernité

La vigne dans la Vallée du Rhône résulte d’un brassage d’innovations, de conquêtes et de renaissances. Plus qu’une simple culture, elle incarne l’identité de cette région façonnée par les échanges méditerranéens, les savoir-faire antiques et la passion des hommes et des femmes qui l’ont travaillée au fil des siècles. Les grands vins d’aujourd’hui portent, dans chaque verre, la mémoire de cette longue histoire.

Explorer ce patrimoine, c’est aussi percevoir la richesse culturelle et humaine qui irrigue le Rhône, de l’Antiquité à nos jours, une dynamique qui ne cesse d’inspirer les vignobles de demain.

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