La Vallée du Rhône, témoin d’épreuves et de résiliences

Le vignoble rhodanien compte parmi les plus anciens de France, habitant un territoire marqué par les conflits et les bouleversements économiques depuis l’Antiquité. Connaître les conséquences des guerres et des crises sur ce vignoble, c’est comprendre le cheminement d’une identité façonnée par le courage, l'adaptation et la persévérance. Chaque crise, chaque guerre, a laissé son empreinte dans le paysage, les pratiques culturales et dans la mémoire des familles de vignerons. Retour sur ces secousses qui, loin d’avoir simplement entravé le vignoble, ont souvent forgé son caractère.

Des invasions romaines à l'effondrement de l’Empire : fondements, guerres et survie

  • Premiers siècles : L’implantation de la vigne dans la vallée du Rhône s’opère sous l’influence romaine, dès le Ier siècle av. J.-C. (Vinaria, Jean-Pierre Garcia). Dès le IIIe siècle, la culture de la vigne est menacée par les raids des Germains et la crise de l’Empire romain. Cependant, la présence de guarnisons légionnaires et des populations citadines permet le maintien d’une production localisée autour des oppida et des villes de la vallée (Vienne, Valence, Arles).
  • Déclin médiéval : Après la chute de Rome, la production s’effondre sous le coup des invasions barbares et la désorganisation du réseau commercial. La vigne n’est conservée qu’auprès des monastères, des églises et de certains nobles locaux qui constituent des foyers de sauvegarde. Le rétro-pédalage du vignoble est considérable : à la fin du Xe siècle, la superficie viticole en vallée du Rhône n’atteint que le tiers de son extension à l’Antiquité (source : Roger Dion, Histoire de la vigne et du vin en France).

Les guerres médiévales et la renaissance du vignoble rhodanien

Conflits féodaux et montée de la viticulture ecclésiastique

Le Moyen Âge voit la prolifération des châteaux et la multiplication des petits domaines autour des villes rhodaniennes. Les guerres féodales (XIe-XIIIe siècles) entraînent fréquemment le pillage des parcelles et la destruction des infrastructures, mais la vigne reste un atout pour le prélèvement seigneurial.

  • L’influence papale : À partir de l’installation de la papauté à Avignon (1309-1377), les investissements dans la culture viticole sont massifs, notamment autour de Châteauneuf-du-Pape. Plusieurs ordres religieux (Chartreux, Bénédictins) impulsent des progrès techniques (taille, sélection de cépages).
  • Utilisations stratégiques : Pendant la guerre de Cent Ans, certaines villes du Rhône protègent la vigne en la fortifiant, assurant ainsi la ressource fiscale. Les chroniques narrachent, par exemple, comment les salves lancées depuis Montélimar visaient à défendre les caves et les celliers pendant les sièges (source : Archives départementales de la Drôme).

L’époque moderne : guerres religieuses et bouleversements du vignoble

Des destructions aux reconstructions

Les guerres de Religion (XVIe siècle) s’abattent violemment sur la Vallée du Rhône. Outre la destruction d’abbayes viticoles et de villages entiers (notamment dans le Vivarais et le Valentinois), c’est la main-d’œuvre qui fait défaut. Les exils de populations huguenotes, traditionnellement actives dans la viticulture, entraînent la déprise de nombreuses parcelles.

  • Expulsions et exils : À Die et Nyons, la population protestante représentait jusqu’à 40 % de la main-d’œuvre viticole à la veille du massacre de la Saint-Barthélemy (source : J. Boulaine, Les vignobles de la Vallée du Rhône).
  • Résilience par l’export : Paradoxalement, c’est aussi dans cette période trouble que l’exportation du vin rhodanien vers la Savoie, l’Angleterre et les états italiens s’organise. Le “vin de garde du Rhône” est alors connu pour sa capacité à voyager, ce qui favorise son essor ultérieur.

Le choc du phylloxéra : la crise la plus lourde du XIXe siècle

Un vignoble à genoux, une reconstruction inédite

Aucun événement moderne n’a eu autant de conséquences durables sur la vallée du Rhône que l’arrivée du phylloxéra à la fin du XIXe siècle. À partir de 1863, ce puceron venu d’Amérique ravage progressivement l’ensemble du bassin (D. Grelon, INRA).

  • Destruction : En 1890, 90 % du vignoble gardois et plus de 80 % du Vaucluse sont anéantis. Les rendements s’effondrent de 40 hl/ha en moyenne à moins de 10 hl/ha. À Châteauneuf-du-Pape ou à Gigondas, de vastes étendues sont laissées en friche plusieurs années (source : Bulletin de la Société d’Agriculture du Vaucluse, 1893).
  • Innovation : Face à l’hémorragie, les vignerons s’organisent et initient le greffage sur porte-greffes américains. On estime qu’entre 1895 et 1910, 75 % du vignoble rhodanien est replanté avec de nouveaux cépages adaptés (source : INRA).

Cette crise reconfigure le paysage : disparition de cépages rares, apparition du grenache en force, réduction du morcellement parcellaire, modernisation progressive des caves. Elle donne aussi naissance à des structures collectives (syndicats, coopératives) qui garantiront la défense des terroirs lors des crises suivantes.

La Grande Guerre et la difficile survie du vignoble

Main-d’œuvre décimée, productions en chute libre

  • Perte humaine majeure : En 1914-1918, la région du Rhône connaît la mobilisation de plus de 45 % de sa population masculine active. Entre 16 % et 18 % des vignerons du Gard meurent ou sont gravement blessés au front (source : Service historique de la Défense, chiffre pour le département du Gard).
  • Abandon et friches : L’abandon des parcelles, faute de bras, provoque l’apparition de friches et une baisse des surfaces cultivées estimée à -25 % en Drôme et Vaucluse durant la guerre. Les femmes et enfants assurent vaille que vaille la continuité, contribuant ainsi à la préservation de la mémoire viticole (témoignages recueillis dans “Mémoires du vignoble rhodanien”, Éd. Privat).

La crise du vin des années 1930 : surproduction rime avec effondrement des prix

À la suite de la guerre et de la reconstruction phylloxérique, une surproduction massive frappe le vignoble. L’effondrement du marché, aggravé par la crise économique mondiale, pousse de nombreux domaines au dépôt de bilan ou à la transformation de raisins en alcool industriel.

  • Prix divisés par cinq : Entre 1928 et 1935, le prix du vin “ordinaire” de la vallée du Rhône chute de 1,30 franc/litre à moins de 0,25 franc/litre (source : Banque de France, archives économiques).
  • Prémices des AOC : Cette crise engendre une prise de conscience collective : création de la première AOC régionale (Châteauneuf-du-Pape, 1936) et multiplication des syndicats de défense dont l’objectif sera la protection de la qualité, du nom et du territoire.

Seconde Guerre mondiale : dégâts et solidarité paysanne

  • Sabotages et réquisitions : Entre 1940 et 1944, la production viticole rhodanienne subit des réquisitions massives de la part des autorités d’occupation : 40 % de la récolte est confisquée sur certains secteurs stratégiques de la Drôme. Plusieurs caves coopératives (notamment à Tain-l’Hermitage) sont victimes de sabotages, parfois organisés par la Résistance pour éviter la réquisition allemande (source : Archives départementales de la Drôme).
  • Réseaux de solidarité : Les sociétés coopératives de la vallée organisent pendant la guerre la clandestinité de certains stocks et la mutualisation des efforts pour permettre la survie des plus fragiles. Cette solidarité sera le socle de la relance d’après 1945.

Crises contemporaines et mutations récentes

Chocs pétroliers, mondialisation, adaptation climatique

La seconde moitié du XXe siècle voit la succession de crises moins “visibles” mais tout aussi structurantes :

  • Crises économiques (1970, 1980, 2008…) : Réductions de consommation, pression concurrentielle mondiale et explosion des vins du Nouveau Monde impactent le marché. Beaucoup d’exploitations de la rive droite (Ardèche, Drôme) se convertissent à une agriculture diversifiée, ou s’orientent vers la vente directe et la qualité (sources : FranceAgriMer; Ministère de l’Agriculture).
  • Changements climatiques : Les dernières décennies sont marquées par un avancement des vendanges de près de 20 jours en soixante ans dans le sud rhodanien (source : IFV, 2022). Cela conduit à une remontée des cépages tardifs et à une redéfinition du paysage ampélographique du Rhône.

La capacité du vignoble à rebondir tient autant à la transmission familiale qu’à l’émergence de coopératives et d'une culture technique de l’adaptation : recherche de l’équilibre parcellaire, montée en gamme, relance de cépages autochtones oubliés comme le Counoise ou le Vaccarèse.

Échos d’avenir : quand les cicatrices deviennent des forces

Explorer l’histoire du vignoble rhodanien, c’est lire autant de chapitres de pertes que d’innovations et de transformations. Les guerres et crises y ont laissé des paysages marqués, des outils collectifs solides, un patrimoine ampélographique profondément remanié mais résilient. Chaque génération de vignerons du Rhône a su transformer la contrainte en opportunité, et donner ainsi à ce vignoble sa force de caractère et sa richesse, aujourd’hui reconnues bien au-delà de ses frontières.

Pour aller plus loin, la consultation des ouvrages de Jean-Pierre Garcia (Vinaria), Roger Dion, et des archives nationales, offre un panorama détaillé des épisodes sombres et lumineux de cette histoire. Le patrimoine viticole du Rhône continue d’écrire sa résilience, entre tradition, solidarité et audace.

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